jeudi 2 juillet 2015

Alexis Jenni : Son visage et le tien

De l'éternité:
" La vie après la mort, quant à elle, me paraît hors d'atteinte, on verra bien au moment d'y être. Ce qui est là, et d'une façon très intense, c'est la vie avant la mort, celle où je suis, celle où nous sommes ensemble, celle qui me porte et m'anime. Cette vie-là à une valeur d'éternité, par elle nous expérimentons que nous sommes éternels, car nous sommes vivants par quelque chose qui ne meurt pas, quelque chose qui est là et qui reste, et qui ne dépend pas de nous et que nous ne faisons qu'abriter."
" Je veux aimer ce monde-ci plutôt que d'attendre sa fin, aspirer à la vie ici même plutôt que d'attendre qu'elle s'éteigne et peut être se rallume. Je continue à croire que la mort n'est rien, non parce qu'elle est un passage, mais parce qu'elle est vaincue avant même qu'elle n'arrive, car cette fois-ci les préceptes sont clairs, et l'amour est aussi fort que la mort. Il n'est pas nécessaire d'attendre la mort pour entrevoir cet autre monde de lumière permanente: il est déjà là et la lumière ne s'éteint pas."

De la foi:
" La foi, cette disposition injustifiable, est ainsi la voile, la grand-voile, bien réelle qui se gonfle visiblement de ceci que l'on ne voit pas; et le navire, ce grand assemblage de pièces de bois qui ne saurait sinon où aller, traverse l'océan, aborde des continents dont on ne saurait soupçonner la présence en restant sur la côte, le navire avance vraiment à l'aide d'une grande pièce de toile, que l'on a dressée contre toute évidence, pour capturer ce qui ne peut se décrire, ni se peindre, ni s'attraper. La voile se gonfle."

De la vue:
"Avant l'invention de l'optique géométrique, on imaginait que le regard était un organe. On imaginait que le rayon visuel émanait de l'œil comme une langue de caméléon, traversait l'air aussi vite que la lumière, et venait frapper les objets pour en goûter la forme, la texture et la couleur, puis revenait pour nous le dire, toujours aussi vite. On sait bien qu'il n'en est rien: les objets rayonnent, et l'œil reçoit, un point c'est tout. Mais cette vieille notion de rayon visuel, concept archaïque, curiosité poétique de l'histoire des sciences, reste psychologiquement vraie: on voit ce qu'on sait. "

De l'âme, comme une étendue d'eau:
Pourquoi le Christ chasse les marchands du temple et dit: " Enlevez-moi cela ! Débarrassez moi ça!" ?
" L'âme est un temple, et il veut qu'elle soit vide pour l'accueillir, lui. Il veut débarrasser l'âme des dix mille êtres qui l'encombrent dès qu'elle s'agit, comme une étendue d'eau que l'on trouble, et le reflet qu'elle portait se fragmente en dix mille reflets qui en voilent la transparence, que l'on ne retrouvera que lorsque l'eau aura retrouvé son calme, et dans ce silence, l'image apparaîtra. "

De la musique
" Écouter cette musique (*) qui tout à la fois m'étreignait et me libérait me permettait d'entendre ma douleur qui pendant tous ces mois était restée enfouie, cachée dans je ne sais quel coin d'ombre oùles larmes gelaient, peut-être par ce que Bach que nous écoutions l'un et l'autre, parfois ensemble, transmettait entre nous (**)  qui ne se disait pas."

 * les passions de Bach
** entre l'auteur et son grand-père

Du parfum:
" Le parfum, étrangement, donne accès à cette vie plus grande qui est la vraie, notre vie dans le temps, qui est insaisissable."
" C'est Marie de Magdala qui ce jour là apporta du parfum pour préparer le corps. Peu importe la confusion de mes souvenirs d'érudit incompétent: cela raconte que la foi, la confiance en la présence, ne vient pas de l'on ne sait quelle apparition mais du regard lui-même, ne vient pas de ce que l'on apporte dans une jarre bien fermée, que l'on serre contre son cœur en allant jusqu'au tombeau au matin de Pâques. "

De la conversion de Saint Paul:
Dans le tableau du Caravage, de la conversion de St Paul, à l'église Santa Maria del Popolo à Rome " ce que Paul étreint sans le saisir, c'est ce qui occupe le centre du tableau et que l'on ne voit pas - lui encore moins car il a les yeux clos - c'est une boule de lumière, une boule centrale, impalpable, mais qui éclaire tout et dont voit l'effet sur les corps. "


Des souffrances
"Dieu n'est pas souffrance, il est joie. On n'adore pas les souffrances du Christ, on les considère, on les surmonte, c'est lui qui les porte, et il ouvre à la joie au delà de ses souffrances. On ne porte pas les souffrances du monde, le Christ le fait, il les supporte, il nous en libère, alors libérés et heureux de notre corps encore vivant, nous essayons humblement de donner joie. "

De la présence de l'autre
" Je te sens maintenant, et non pas l'odeur lointaine de ton parfum, molécules très volatiles qui franchissent les distances, mais l'odeur toute proche de ta peau, que tu dissimules le plus souvent, sauf à moi qui m'approche de si près. Je peux te toucher, et ce qui était forme simple quand je te regardais d'un peu loin devient tout un monde où je peux me perdre avec joie, tant il est grand, et divers. Tout contre ton oreille, je peux murmurer des mots isolés, des phrases courtes dont tu n'entendras que la moitié, mais tu comprendras bien plus ce qui se dit entre nous que lorsque je te faisais d'un peu loin de beaux discours admirables et complexes, qui ne te concernaient pas tout à fait Sentir, toucher, entendre, goûter sont des sens qui sont sans distance. Ce que l'on perçoit, on est dedans, cela vient d'où ça veut, on y est, c'est là, et quand on n'y est on n'y échappe pas, car il n'est pas de paupières aux mains, au nez, à la langue ou aux oreilles. En ces sens-là, que l'on éprouve en silence et les yeux clos, loge l'amour, et c'est là qu'il se déploie. "




Alexis Jenni, Paris, 2014

dimanche 14 juin 2015

Dom Juan, Sganarelle, du raisonnement alambiqué

SGANARELLE:
O Ciel! qu'entends-je ici? Il ne vous manquait plus que d'être hypocrite pour vous achever de tout point, et voilà le comble des abominations. Monsieur, cette dernière-ci m'emporte, et je ne puis m'empêcher de parler. Faites-moi tout ce qu'il vous plaira, battez-moi, assommez-moi de coups, tuez-moi, si vous voulez, il faut que je décharge mon cœur, et qu'en valet fidèle je vous dise ce que je dois. Sachez, Monsieur, que tant va la cruche à l'eau, qu'enfin elle se brise; et comme dit fort bien cet auteur que je ne connais pas, l'homme est en ce monde ainsi que l'oiseau sur la branche, la branche est attachée à l'arbre, qui s'attache à l'arbre suit de bons préceptes, les bons préceptes valent mieux que les belles paroles, les belles paroles se trouvent à la cour. À la cour sont les courtisans, les courtisans suivent la mode, la mode vient de la fantaisie est une faculté de l'âme, l'âme est ce qui nous donne la vie, la vie finit par la mort, la mort nous fait penser au Ciel, le ciel est au-dessus de la terre, la terre n'est point la mer, la mer est sujette aux orages, les orages tourmentent les vaisseaux, les vaisseaux ont besoin d'un bon pilote, un bon pilote a de la prudence, la prudence n'est point dans les jeunes gens, les jeunes gens doivent obéissance aux vieux, les vieux aiment les richesses, les richesses font les riches, les riches ne sont pas pauvres, les pauvres ont de la nécessité, nécessité n'a point de loi, qui n'a point de loi vit en bête brute, et par conséquent vous serez damné à tous les diables.

Dom Juan ou le festin de Pierre, Acte V, scène 2, Molière, 1665, Paris

mardi 7 avril 2015

Liberté

Sur mes cahiers d’écolier
Sur mon pupitre et les arbres
Sur le sable sur la neige
J’écris ton nom

Sur toutes les pages lues
Sur toutes les pages blanches
Pierre sang papier ou cendre
J’écris ton nom

Sur les images dorées
Sur les armes des guerriers
Sur la couronne des rois
J’écris ton nom

Sur la jungle et le désert
Sur les nids sur les genêts
Sur l’écho de mon enfance
J’écris ton nom

Sur les merveilles des nuits
Sur le pain blanc des journées
Sur les saisons fiancées
J’écris ton nom

Sur tous mes chiffons d’azur
Sur l’étang soleil moisi
Sur le lac lune vivante
J’écris ton nom

Sur les champs sur l’horizon
Sur les ailes des oiseaux
Et sur le moulin des ombres
J’écris ton nom

Sur chaque bouffée d’aurore
Sur la mer sur les bateaux
Sur la montagne démente
J’écris ton nom

Sur la mousse des nuages
Sur les sueurs de l’orage
Sur la pluie épaisse et fade
J’écris ton nom

Sur les formes scintillantes
Sur les cloches des couleurs
Sur la vérité physique
J’écris ton nom

Sur les sentiers éveillés
Sur les routes déployées
Sur les places qui débordent
J’écris ton nom

Sur la lampe qui s’allume
Sur la lampe qui s’éteint
Sur mes maisons réunies
J’écris ton nom

Sur le fruit coupé en deux
Du miroir et de ma chambre
Sur mon lit coquille vide
J’écris ton nom

Sur mon chien gourmand et tendre
Sur ses oreilles dressées
Sur sa patte maladroite
J’écris ton nom

Sur le tremplin de ma porte
Sur les objets familiers
Sur le flot du feu béni
J’écris ton nom

Sur toute chair accordée
Sur le front de mes amis
Sur chaque main qui se tend
J’écris ton nom

Sur la vitre des surprises
Sur les lèvres attentives
Bien au-dessus du silence
J’écris ton nom

Sur mes refuges détruits
Sur mes phares écroulés
Sur les murs de mon ennui
J’écris ton nom

Sur l’absence sans désir
Sur la solitude nue
Sur les marches de la mort
J’écris ton nom

Sur la santé revenue
Sur le risque disparu
Sur l’espoir sans souvenir
J’écris ton nom

Et par le pouvoir d’un mot
Je recommence ma vie
Je suis né pour te connaître
Pour te nommer
Liberté.

Paul Eluard, Au rendez-vous allemand, 1945, Les Editions de Minuit

dimanche 1 mars 2015

De la résurrection

Deux jumeaux discutent dans le ventre de leur mère:
- Oh... comme c'est étroit ici! Je n'arrive plus à bouger... Tu es devenu trop grand !
- Mais non c'est toi qui as trop grandi! Moi je suis plutôt mince!
- Arrête de te moquer de moi ! Cela ne mène à rien ! Tout de même tu as bien une idée de ce à quoi tout ça va aboutir?
- Je n'en sais rien moi!
- Tu ne crois pas qu'il y a une vie après la naissance?
- Une vie après la naissance, tu y crois toi?
- Mais bien sûr que oui! C'est le but de notre vie ici. Il faut grandir et se préparer pour qu'on devienne assez fort pour l'accouchement et pour la vie après la naissance.
- Tu es fou? C'est complètement absurde, ça, une vie après la naissance. Et ça se passerait comment là-bas?
- Je ne sais pas trop moi. Mais de toute façon plus lumineux qu'ici. Et peut-être que nous allons être capables de marcher et de manger par la bouche et tout le reste.
Ouah.. Quelle bêtise! Marcher, ça ne marche pas du tout! Et manger avec la bouche, bizarre comme idée! Nous avons le cordon ombilical qui nous nourrit. Déjà ce cordon est trop court pour se promener avec!
- Mais si ! Bien  sûr que si c'est possible! Evidemment il y aura des différences.
- Mais personne n'est revenu  de là bas! Personne! Tu as bien  compris ça?
avec la naissance la vie se termine. D'ailleurs je trouve  cette vie assez douloureuse et  assez sombre.
- Même si je ne sais pas trop comment cela se passera après la naissance, de toute manière on va finalement voir notre mère!
- Notre mère? Tu y crois toi? Elle est où notre mère?
- Ben ici. Partout, autour de nous! Sans elle on ne pourrait même pas vivre!
- Bah! Je n'ai jamais rien remarqué d'une mère, donc elle n'existe pas non plus!
- Mais si. De temps en temps quand nous sommes bien tranquilles j'entendais comme une voix qui était inaccessible, mais en même temps très proche de nous. Je pense qu'on la verra un jour. Comme il me tarde de la voir et de la connaître!

mercredi 14 janvier 2015

J'ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j'ai aimé.

Perdican:
Adieu, Camille, retourne à ton couvent, et lorsqu'on te fera de ces récits hideux qui t'ont empoisonnée, réponds ce que je vais te dire : Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux et lâches, méprisables et sensuels ; toutes les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses, curieuses et dépravées ; le monde n'est qu'un égout sans fond où les phoques les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange ; mais il y a au monde une chose sainte et sublime, c'est l'union de deux de ces êtres si imparfaits et si affreux. On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux ; mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière ; et on se dit : “ J'ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j'ai aimé. C'est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui. ”

Alfred de Musset, scene 5, Acte II On ne badine pas avec l'amour, Paris, 1834