Jeudi 21.05.2020 - jour
67 de la crise de la covid-19
Le mythe antique de Philémon et Baucis, narré dans la fable de la Fontaine,
nous instruit sur la simplicité de la vie de couple:
Ni l'or ni la grandeur ne nous rendent heureux ;
Ces deux Divinités n'accordent à nos vœux
Que des biens peu
certains, qu'un plaisir peu tranquille,
Des soucis dévorans
c'est l'éternel asile,
Véritables Vautours que
le fils de Japet
Représente enchaîné sur
son triste sommet.
L'humble toit est exempt
d'un tribut si funeste ;
Le Sage y vit en paix,
et méprise le reste.
Content de ces douceurs,
errant parmi les bois,
Il regarde à ses pieds
les favoris des Rois ;
Il lit au front de ceux
qu'un vain luxe environne,
Que la Fortune vend ce
qu'on croit qu'elle donne.
Approche-t-il du but,
quitte-t-il ce séjour,
Rien ne trouble sa fin,
c'est le soir d'un beau jour.
Philémon et Baucis nous
en offrent l'exemple,
Tous deux virent changer
leur Cabane en un Temple.
Hyménée et l'Amour par
des désirs constants,
Avaient uni leurs cœurs
dès leur plus doux Printemps :
Ni le temps, ni l'hymen
s'éteignirent leur flamme ;
Cloton prenait plaisir à
filer cette trame.
Ils surent cultiver,
sans se voir assistés,
Leur enclos et leur
champ par deux fois vingt Étés.
Eux seuls ils composaient
toute leur République :
Heureux de ne devoir à
pas un domestique
Le plaisir ou le gré des
soins qu'ils se rendaient.
Tout vieillit : sur leur
front les rides s'étendaient ;
L'amitié modéra leurs
feux sans les détruire.
Et par des traits
d'amour sut encor se produire.
Ils habitaient un Bourg,
plein de gens dont le cœur
Joignait aux duretés un
sentiment moqueur.
Jupiter résolut d'abolir
cette engeance.
Il part avec son fils le
Dieu de l'Éloquence ;
Tous deux en Pèlerins
vont visiter ces lieux :
Mille logis y sont, un
seul ne s'ouvre aux Dieux.
Prêts enfin à quitter un
séjour si profane,
Ils virent à l'écart une
étroite cabane,
Demeure hospitalière,
humble et chaste maison.
Mercure frappe, on ouvre
; aussi-tôt Philémon
Vient au-devant des
Dieux, et leur tient ce langage :
Vous me semblez tous
deux fatigués du voyage ;
Reposez-vous. Usez du
peu que nous avons ;
L'aide des Dieux a fait
que nous le conservons :
Usez-en ; saluez ces
Pénates d'argile :
Jamais le Ciel ne fut aux
humains si facile,
Que quand Jupiter même
était de simple bois ;
Depuis qu'on l'a fait
d'or il est sourd à nos voix.
Baucis, ne tardez point,
faites tiédir cette onde ;
Encor que le pouvoir au
désir ne réponde,
Nos Hôtes agréront les
soins qui leur sont dus.
Quelques restes de feu
sous la cendre épandus
D'un souffle haletant
par Baucis s'allumèrent ;
Des branches de bois sec
aussi-tôt s'enflammèrent.
L'onde tiède, on lava
les pieds des Voyageurs.
Philémon les pria
d'excuser ces longueurs :
Et pour tromper l'ennui
d'une attente importune
Il entretint les Dieux,
non point sur la fortune,
Sur ses jeux, sur la
pompe et la grandeur des Rois,
Mais sur ce que les
champs, les vergers et les bois
Ont de plus innocent, de
plus doux, de plus rare ;
Cependant par Baucis le
festin se prépare.
La table où l'on servit
le champêtre repas,
Fut d'ais non façonnés à
l'aide du compas ;
Encore assure-t-on, si
l'histoire en est crue,
Qu'en un de ses supports
le temps l'avait rompue.
Baucis en égala les
appuis chancelans
Du débris d'un vieux
vase, autre injure des ans.
Un tapis tout usé
couvrit deux escabelles :
Il ne servait pourtant
qu'aux fêtes solennelles.
Le linge orné de fleurs
fut couvert pour tous mets
D'un peu de lait, de
fruits, et des dons de Cérès.
Les divins Voyageurs
altérés de leur course,
Mêlaient au vin grossier
le cristal d'une source.
Plus le vase versait,
moins il s'allait vidant.
Philémon reconnut ce
miracle évident ;
Baucis n'en fit pas
moins : tous deux s'agenouillèrent ;
À ce signe d'abord leurs
yeux se dessillèrent.
Jupiter leur parut avec
ces noirs sourcils
Qui font trembler les
Cieux sur leurs Pôles assis.
Grand Dieu, dit
Philémon, excusez notre faute.
Quels humains auraient
cru recevoir un tel Hôte ?
Ces mets, nous
l'avouons, sont peu délicieux,
Mais quand nous serions
Rois, que donner à des Dieux ?
C'est le cœur qui fait
tout ; que la terre et que l'onde
Apprêtent un repas pour
les Maîtres du monde,
Ils lui préféreront les
seuls présents du cœur.
Baucis sort à ces mots
pour réparer l'erreur ;
Dans le verger courait
une perdrix privée,
Et par de tendres soins
dès l'enfance élevée :
Elle en veut faire un
mets, et la poursuit en vain ;
La volatile échappe à sa
tremblante main ;
Entre les pieds des
Dieux elle cherche un asile :
Ce recours à l'oiseau ne
fut pas inutile ;
Jupiter intercède. Et
déjà les vallons
Voyaient l'ombre en
croissant tomber du haut des monts.
Les Dieux sortent enfin,
et font sortir leurs Hôtes.
De ce Bourg, dit Jupin,
je veux punir les fautes ;
Suivez-nous : Toi,
Mercure, appelle les vapeurs.
Ô gens durs, vous
n'ouvrez vos logis ni vos cœurs.
Il dit : Et les Autans
troublent déjà la plaine.
Nos deux Époux
suivaient, ne marchant qu'avec peine.
Un appui de roseau
soulageait leurs vieux ans.
Moitié secours des
Dieux, moitié peur se hâtant,
Sur un mont assez proche
enfin ils arrivèrent.
À leurs pieds aussi-tôt
cent nuages crevèrent.
Des ministres du Dieu
les escadrons flottans
Entraînèrent sans choix
animaux, habitants,
Arbres, maisons,
vergers, toute cette demeure ;
Sans vestige du Bourg,
tout disparut sur l'heure.
Les vieillards
déploraient ces sévères destins.
Les animaux périr ! car
encor les humains,
Tous avaient dû tomber
sous les célestes armes ;
Baucis en répandit en
secret quelques larmes.
Cependant l'humble Toit
devient Temple, et ses murs
Changent leur frêle
enduit aux marbres les plus durs.
De pilastres massifs les
cloisons revêtues
En moins de deux
instants s'élèvent jusqu'aux nues,
Le chaume devient or ;
tout brille en ce pourpris ;
Tous ces événements sont
peints sur le lambris.
Loin, bien loin les
tableaux de Zeuxis et d'Apelle,
Ceux-ci furent tracés
d'une main immortelle.
Nos deux Époux surpris,
étonnés, confondus,
Se crurent par miracle
en l'Olympe rendus.
Vous comblez,
dirent-ils, vos moindres créatures ;
Aurions-nous bien le
cœur et les mains assez pures
Pour présider ici sur
les honneurs divins,
Et Prêtres vous offrir
les vœux des Pèlerins ?
Jupiter exauça leur
prière innocente.
Hélas ! dit Philémon, si
votre main puissante
Voulait favoriser
jusqu'au bout deux mortels,
Ensemble nous mourrions
en servant vos Autels ;
Cloton ferait d'un coup
ce double sacrifice,
D'autres mains nous
rendraient un vain et triste office :
Je ne pleurerais point
celle-ci, ni ses yeux
Ne troubleraient non
plus de leurs larmes ces lieux.
Jupiter à ce vœu fut
encor favorable :
Mais oserai-je dire un
fait presque incroyable ?
Un jour qu'assis tous
deux dans le sacré parvis,
Ils contaient cette
histoire aux Pèlerins ravis,
La troupe à l'entour
d'eux debout prêtait l'oreille.
Philémon leur disait :
Ce lieu plein de merveille
N'a pas toujours servi
de Temple aux Immortels.
Un Bourg était autour
ennemi des Autels,
Gens barbares, gens
durs, habitacle d'impies ;
Du céleste courroux tous
furent les hosties ;
Il ne resta que nous
d'un si triste débris :
Vous en verrez tantôt la
suite en nos lambris.
Jupiter l'y peignit. En
contant ces Annales
Philémon regardait
Baucis par intervalles ;
Elle devenait arbre, et
lui tendait les bras ;
Il veut lui tendre aussi
les siens, et ne peut pas.
Il veut parler l'écorce
a sa langue pressée ;
L'un et l'autre se dit
adieu de la pensée ;
Le corps n'est tantôt
plus que feuillage et que bois.
D'étonnement la Troupe,
ainsi qu'eux perd la voix ;
Même instant, même sort
à leur fin les entraîne ;
Baucis devient Tilleul,
Philémon devient Chêne.
On les va voir encore,
afin de mériter
Les douceurs qu'en hymen
Amour leur fit goûter.
Ils courbent sous le
poids des offrandes sans nombre.
Pour peu que des Époux
séjournent sous leur ombre,
Ils s'aiment jusqu'au
bout, malgré l'effort des ans.
Ah si !.... mais
autre-part j'ai porté mes présents.
Célébrons seulement
cette Métamorphose.
Des fidèles témoins
m'ayant conté la chose,
Clio me conseilla de
l'étendre en ces Vers,
Qui pourront quelque
jour l'apprendre à l'Univers.
Quelque jour on verra
chez les Races futures,
Sous l'appui d'un grand
nom passer ces Aventures.
Vendôme, consentez au
los que j'en attends ;
Faites-moi triompher de
l'Envie et du Temps.
Enchaînez ces démons,
que sur nous ils n'attentent,
Ennemis des Héros et de
ceux qui les chantent.
Je voudrais pouvoir dire
en un style assez haut
Qu'ayant mille vertus,
vous n'avez nul défaut.
Toutes les célébrer
serait œuvre infinie :
L'entreprise demande un
plus vaste génie ;
Car quel mérite enfin ne
vous fait estimer ?
Sans parler de celui qui
force à vous aimer ;
Vous joignez à ces dons
l'amour des beaux Ouvrages,
Vous y joignez un goût
plus sûr que nos suffrages ;
Don du Ciel, qui peut
seul tenir lieu des présents
Que nous font à regret
le travail et les ans.
Peu de gens élevés, peu
d'autres encor même,
Font voir par ces
faveurs que Jupiter les aime.
Si quelque enfant des
Dieux les possède, c'est vous ;
Je l'ose dans ces Vers
soutenir devant tous :
Clio sur son giron, à
l'exemple d'Homère,
Vient de les retoucher
attentive à vous plaire :
On dit qu'elle et ses
Sœurs, par l'ordre d'Apollon,
Transportent dans Anet
tout le sacré Vallon ;
Je le crois.
Puissions-nous chanter sous les ombrages
Des arbres dont ce lieu
va border ses rivages !
Puissent-ils tout d'un
coup élever leurs sourcils !
Comme on vit autrefois
Philémon et Baucis.
Jean de la Fontaine, Les Fables du livre XII (1694)
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