Cette portion de la Marne, que la batellerie ne fréquente plus, trouvant plus court et commode de prendre le canal de Saint-Maur, est retournée doucement à l'état sauvage. On dirait une de ces rivières sans nom qui coulent dans les solitudes à travers les régions encore inexplorées. Les chemins de halage, devenus inutiles, se sont peu à peu effacés, et n'étant plus rasées par les cordes de traction, toutes les folles herbes aquatiques s'en sont données à cœur joie. Dans une familiarité charmante, que rien de trouble, l'eau et la rive se confondent, empiétant l'une sur l'autre; l'eau creuse de petites anses, la rive pousse des promontoires mignons. Aux graminées qui descendent se mêlent les joncs qui montent. Les aulnes, les osiers verdoient sur la berge indécise, au dessous des saules penchant leurs troncs noueux. Plus loin, le pied dans l'herbe humide, les peupliers dressent leurs fines arrêtes aux feuilles toujours émues; les grands arbres versent leur ombre et leur reflet aux transparences de l'onde. Ici, dans un endroit stagnant, les roseaux, les prêles , les sagittaires à la feuille en fer de lance forment une forêt en miniature, là les nénuphars étalent leurs larges feuilles et dressent leurs lis jaunes. Ce sont à chaque pas; ou plutôt à chaque coup de rame, mille accidents pittoresques à faire prendre le crayon ou le pinceau d'un artiste. Tantôt c'est un mur de soutènement en planches qui font ventre sous le poids de la berge et se déjettent, forçant leurs poteaux, à travers un fouillis de ronces, de glaïeuls et de végétations sauvages; tantôt c'est un arbre trop près du bord qui crispe curieusement ses racines jaunies de limon et cherche à se rattraper au sol qu'affouille le courant. A cette place l'eau profonde prend des tons de miroir noir, à cette autre elle étale une mince gaze d'argent sur le sable qu'elle affleure, ou bien elle se diamante de points brillants au soleil comme des écailles de poissons. Des canots amarrés découpent leurs coques élégantes contre les mousses veloutées de la rive. Une masure au toit de chaume darde sa fumée blanche entre les masses de feuillage. Un moulin obstrue un arche de pont ou coupes la rivière avec ses batardeaux, ses écluses, ses vannes, ses roues verdies, d'où pendent des barbes d'herbes. Des îles aussi désertes que celle de Robinson Crusoé divisent le courant et noient dans l'eau l'image renversées de leurs grands arbres. Des marches d'escaliers descendent au rivage. Des débarcadères abandonnées se disloquent au fil de l'eau, et leurs vieilles charpentes composent des premiers plans à souhait pour les peintres. Des lavandières agenouillées frappent le linge de leurs battoirs et font des groupes pittoresques. Un bateau de tireur de sable reçoit à propos un rayon de soleil et produit un effet charmant/ Dans les petits bras que forment les iles, les feuillages s'enchevêtrent d'une rive à l'autre, et il faut, pour y passer, relever les branches, au risque d'effrayer quelque bergeronnette ou quelle martin-pêcheur, qui file coupant l'eau avec son aile de saphir: tout un monde de choses pures, calmes, fraîches, primitives, charmantes, épanouies dans le silence, l'abandon et la solitude, et dont semble qu'ait la virginité.
Théophile Gautier, le Moniteur universel, 12 décembre 1864
Peintures de Victor Lecomte (1856-1920) . Deuxième peinture intitulé "Côte de Champigny, vue de la Varenne"