jeudi 9 décembre 2010

L'horloge

Les chinois voient l'heure dans l'oeil des chats.
Un jour un missionnaire, se promenant dans la banlieue de Nankin, s'aperçut qu'il avait oublié sa montre, et demanda à un petit garçon quelle heure il était. Le gamin du céleste empire hésita d'abord; puis se ravisant, il répondit : "je vais vous le dire". Peu d'instants après, il reparut, tenant dans ses bras un fort gros chat, et le regardant, comme on dit, dans le blanc des yeux, il affirma sans hésiter: "il n'est pas encore tout à fait midi". Ce qui était vrai.
Pour moi, si je me penche vers la belle Féline, la si bien nommée, qui est à la fois l'honneur de son sexe, l'orgueuil de mon coeur, et le parfum de mon esprit, que ce soit la nuit, que ce soit le jour, dans la pleine lumière ou dans l'ombre opaque, au fond de ses yeux adorables, je vois toujours l'heure distinctement, toujours la même, une heure vaste, une heure solennelle, grande comme l'espace, sans division de minutes ni de secondes, une heure immobile qui n'est pas marquée sur les horloges et cependant légère comme un soupir, rapide comme un coup d'oeil.
Et si quelqu'un d'importun venait me déranger pendant que mon regard repose sur ce délicieux cadran, si quelque Génie malhonnête et intolérant, quelque démon du contretemps venait me dire : "que regardes-tu là avec tant de soin? Que cherches-tu dans les yeux de cet être? Y vois-tu l'heure, mortel prodigue et fainéant?" je répondrais sans hésiter: "oui, je vois l'heure; il est l'éternité!"

Beaudelaire, Le Spleen de Paris, Paris, 1854

De l'imagination

Etant donné que la denrée la plus précieuse - l'or, le sel, l'eau même - que l'on puisse trouver dans ce repas bizarre qu'on appelle la conversation entre deux êtres humains, que cette denrée, donc, c'est l'imagination, que celle-ci est rarissime, que c'est la chose dont les gens aient besoin, envie, qu'ils possèdent parfois, d'ailleurs, mais qu'ils ne peuvent jamais imposer. Cette même imagination, que l'on nomme fort justement la folle du logis et qui est la seule à pouvoir empêcher un logis de se construire sur des bases pratiques et assommantes, bref, pour finir ma phrase, il faut bien comprendre qu'il n'y a rien d'autre qu'elle (...)

Francoise Sagan, Des bleus à l'âme, Paris, 1972