dimanche 26 mars 2023

Remonter la Marne

Jean-Paul Kaufmann a remonté la Marne à pied, de son embouchure à la pagode Chinagora de Charenton-le-Pont, jusqu'à sa source à Balesme sur le plateau de Langres. Morceaux choisis:

* La Marne est à tort l'un des noms les plus stressants de notre langue: "c'est là qu'il faut attaquer la maison française avec une chance d'en enfoncer la porte" observe Fernand Braudel. Qu'est-elle devenue, cette chère maison? Au pire, une bicoque. Au mieux, un grand ensemble dont nous occupons un étage ou un palier avec, reprochent certains, des murs trop peu épais.

* Sur la carte, la boucle de Saint-Maur dessine une volute parfaite Elle singularise cette commune de l'Est parisien où la ville est repliée dans le lobe fluvial. Maisons normandes à colombages, villas Belle Epoque, chalets suisses, pavillons Art nouveau, ermitages néo-gothiques: en ce mois de septembre, on dirait des résidences de vacances fermées en attendant l'été suivant. Pas âme qui vive. On se croirait à la campagne, très loin de Paris, mais ce n'est pas une vraie campagne. On a trop corrigé la rivière. Elle sent le pique-nique, la balade digestive, la sortie du dimanche. Elle coule sans faire de manières, arrangeante, sans savoir ce qui l'attend tout à l'heure: l'avalement de la Seine.

* Barrage de Joinville: Ecoulement brutal de la rivière. L'explosion liquide répand un effluve extraordinaire qui n'est autre que l'odeur de l'eau. Un parfum violent, magnétique, peut-être le plus étourdissant des parfums. Il arrive par vagues et saisit frénétiquement l'odorat. C'est l'odeur d'une eau à moitié dormante qui se désintègre dans un épanchement écumeux: relent de vase purifié par l'éblouissement de la chute. Une odeur vaporisée d'eau vive. Le déferlement sent l'expurgation, quelque chose de mordant et d'amer qui ressemble au houblon. L'eau bouge enfin, elle ne se laisse pas faire, elle proteste. C'est un chœur où l'on distingue comme des cris et des huées, de brèves déflagrations et un grondement qui parfois s'enroue. 

* Meaux - ci-git Bossuet , en attendant la résurrection. (...) Bossuet faisait preuve d'une efficacité sans égale,  il aimait aussi bousculer les mots. Le bousculé, c'est peut-être cela l'idéal. Une certaine imperfection, en tout cas de négligé - pas de négligence - que Jacques Rivière a parfaitement défini: " je ne sais quoi de dédaigneux de ses aises, d'à moitié campé, de précaire et de profond, l'incommodité des situations extrêmes. Un esprit toujours en avant et au danger". Ce côté risqué, inconfortable, est ce qui convient le mieux au français. Quelque chose d'expéditif, de dégagé dans la tenue. Une forme de desserrement, venu sans peine. Pour moi, le comble de l'élégance. La grâce. Cependant il ne faut pas que cela se voie. 

* Le monde actuel a beau être quadrillé, il existe beaucoup de trous, de failles. Ce pays possède la grâce. Il a le chic pour ménager une multitude d'interstices, d'infimes espaces permettant de se soustraire à la maussaderie générale. Ce retrait, cette stratégie d'évitement face à l'affliction du temps sont à la portée de tous. Il suffit de ne pas se conformer au jugement des autres, à la prétendue expertise de ceux qui savent. Depuis mon départ, j'ai rencontré des hommes et des femmes qui pratiquent une forme de dissidence. Ils ne se sont pas pris au jeu et vivent en retrait. Ils ont appris à esquiver, à résister et savent respirer ou humer un autre air, conjurer les esprits malfaisants. Ces conjurateurs tournent le dos aux maléfices actuels tels que la lassitude, la déploration, le ressentiment, l'imprécation. Sans être exclus, ils refusent de faire partie du flux.

* L'eau exhale un parfum de feuilles mortes, d'infusion à froid, cette emprunte entêtante d'eau verte et terreuse, bouffées mouillées que ramène inlassablement le vent dans mes narines. Cette haleine de liquide bourbeux rappelle la canalisation d'eau suintante, une sensation de rouillé, de renfermé, paradoxalement rafraichissante. Si c'était un son, ce serait une basse continue. Sentiment de bien être légèrement litanique, perception de déjà senti. Dans ce déroulé monotone, l'olfaction est le sens le plus sollicité. 


Remonter la Marne, Jean-Paul Kauffmann, 2013