mardi 15 juin 2010

Conclusion de Tristes Tropiques

Pas plus que l’individu n’est seul dans le groupe et que chaque société n’est seule parmi les autres, l’homme n’est seul dans l’univers. Lorsque l’arc-en-ciel des cultures humaines aura fini de s’abîmer dans le vide creusé par notre fureur; tant que nous serons là et qu’il existera un monde – cette arche ténue qui nous relie à l’inaccessible – demeurera, montrant la voie inverse de celle de notre esclavage et dont, à défaut de la parcourir, la contemplation procure à l’homme l’unique faveur qu’il sache mériter : suspendre la marche, retenir l’impulsion qui l’astreint à obturer l’une après l’autre les fissures ouvertes au mur de la nécessité et à parachever son oeuvre en même temps qu’il clôt sa prison; cette faveur que toute société convoite, quels que soient ses croyances, son régime politique et son niveau de civilisation; où elle place son loisir, son plaisir, son repos et sa liberté; chance, vitale pour la vie, de se déprendre et qui consiste – adieu sauvages! adieu voyages! – pendant les brefs intervalles où notre espèce supporte d’interrompre son labeur de ruche, à saisir l’essence de ce qu’elle fut et continue d’être, en deçà de la pensée et au delà de la société : dans la contemplation d’un minéral plus beau que toutes nos oeuvres; dans le parfum, plus savant que nos livres, respiré au creux d’un lis; ou dans le clin d’oeil alourdi de patience, de sérénité et de pardon réciproque, qu’une entente involontaire permet parfois d’échanger avec un chat.

Claude Levis-Strauss, Tristes Tropiques, 1955

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