dimanche 26 août 2012

Lettre de François Mauriac à son fils Claude

Que ta lettre me touche, mon petit Claude! Pendant des années on tient à ses enfants "comme à la prunelle de ses yeux" - mais ni plus ni moins; on n'y pense que lorsqu'ils sont malades. C'est incroyable ce que la jeunesse dure en nous: elle n'en finit pas de mourir et nous empêche de rien voir en dehors de nous. Et puis, voici, tout à coup, l'âge du destin, les coups durs, les années de bilan et les années d'échéances; et ce grand jeune homme qui est là, c'est notre fils: ce que nous aimons le plus au monde et  ce qui nous intimide aussi le plus - peut-être parce qu'il se fait sur nous trop d'illusions, qu'il est le seul avec lequel nous n'ayons pas le droit d'être tout à fait franc. Il est vrai que lorsqu'on a l'étrange destinée d'être le fils d'un homme qui "se commente lui-même par profession", si j'ose dire, en soixante-dix éditions par an, on peut connaître son père mieux qu'il ne vous connaît lui-ùêùe. Hé oui, mon cher petit, quand tu me parles de Gide, des " Faux-Monnayeurs", je me demande: comment passe-t-il à travers ces cercles de feu? Les livres ne sont mauvais que dans la mesure où ils trouvent un complice en nous. Gide serait sans pouvoir s'il n'y avait un démon pour lui ouvrir la porte secrète d'un jeune coeur et lui livrer la clef. Je crois que tu es simple et droit - et cela seul m'inquièterait: ce que je sens en toi de terriblement tendre. Pour la foi, je me réjouis de te sentir plus près que je n'espérais. Vois-tu, sur ce plan là, il faut être très simple; se méfier du "sensible" (j'en ai abusé, j'en abuse...), connaître sa religion et ne pas tout baser sur "le coeur" - parce qu'aux époques de sécheresse, tout flanche. Et surtout, mon chéri, ne pas te monter la tête, ne as attacher trop d'importance aux tentations, aux faiblesses, inévitables. "Si notre coeur nous condamne, Dieu est plus grand que notre coeur" dit Saint-Jean. Le catholicisme n'est pas un système de limitations, de défenses, de préservations: il est amour. Tu préfères Jésus-Christ. Tu te tiens en main, tu te gardes libre pour lui. Mais ne crois pas qu'il t'oblige à renoncer à vivre. Ce que je voudrais, c'est, l'an prochain, te voir plus soucieux de servir, moins enfermé.. Oh! Je te connais/ sur ce plan là, tu es bien mon fils: individualiste en diable! Il faut trouver - c'est très difficile - dans un catholicisme conquérant, une atmosphère de liberté. La grâce nous rend libres. On ne la comprend qu'à mon âge, lorsqu'on connaît le degré d'asservissement où l'accoutumance au mal nous abaisse. A vingt ans, c'est plus dur de comprendre les liens invisibles qui unissent pureté et liberté. Mon chéri, je te souhaite de comprendre qu'il n'y a rien de plus monotone que le vice et que le christ vient rompre dans notre vie un morne enchaînement de chutes. Mais ne rougis pas de ton coeur. Et lorsque tu aimeras, receuille l'amour comme un sentiment sacré. Ne te méfie pas trop des femmes. La femme n'est pas péché "en soi". Et je te souhaite que tu trouves un jour celle qui t'aidera à supporter le dur destin d'un homme. Et sur ce plan-là, mon chéri, quoi qu'il doive t'arriver, quelques soient tes difficultés, dis-toi bien qu'il n'y a personne au monde qui peut te comprendre, te guider, te conseiller avec plus (je ne dirai pas d'indulgence, car je n'aurai rien à pardonner) mais je crois, de compréhension et d'amour.. A bientôt mon chéri, mon grand garçon, mon ami, mon fils bien-aimé.

François Mauriac, Grand Hôtel Cap-Ferrat, Lundi 17 Avril 1933

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